Référé, condition de l’urgence et démission d’office

Florence Piret
Auditeur
Conseil d’État

Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 20 janvier 2014 portant réforme de la compétence, de la procédure et de l’organisation du Conseil d’État, outre l’existence d’un moyen sérieux, l’article 17 nouveau des lois du 12 janvier 1973 coordonnées sur le Conseil d’État exige, pour ordonner la suspension de l’exécution de l’acte attaqué, qu’« il existe une urgence incompatible avec le traitement de l’affaire en annulation ».

Selon une jurisprudence constante, l’ « urgence » est établie si le requérant ne peut attendre l’issue d’une procédure en annulation pour obtenir sa décision, sous peine de se trouver dans une situation aux conséquences très dommageables, voire irréversibles. Il ne suffit donc pas, pour qu’il y ait urgence, que la procédure en annulation soit impuissante à trancher le litige en temps voulu. Elle ne peut être reconnue que si le requérant établit, de manière concrète, que la mise en œuvre de l’acte attaqué présenterait des inconvénients d’une certaine gravité pour qu’on ne puisse les laisser se produire en attendant le traitement du dossier au fond. Cette démonstration de l’urgence ne peut, en règle, se limiter à un exposé théorique, se cantonner à la seule évocation de précédents ou encore tenir en des considérations générales, mais doit contenir les éléments précis permettant d’apprécier les risques concrets que l’exécution immédiate de la décision attaquée pourrait entraîner pour le requérant.

La question s’est posée de savoir si l’obligation d’avancer des arguments concrètement étayés s’imposait également au requérant qui dirige son recours contre une sanction disciplinaire de démission d’office. Avant l’entrée en vigueur de la loi du 20 janvier 2014 précitée, il était de jurisprudence constante que, sauf circonstance particulièrequ’il appartenait à l’autorité d’établir,une sanction disciplinaire majeure comme la démission d’office, « parce qu’elle jette le discrédit sur l’agent qui en fait l’objet »,risquait de causer un préjudice grave et difficilement réparable[1]. Il n’y avait a prioriaucune raison de s’écarter de cet enseignement malgré la modification de législation intervenue : la condition de l’urgence n’est a prioripas plus sévère que l’ancienne condition de risque de préjudice grave difficilement réparable nécessaire pour ordonner la suspension de l’exécution de l’acte attaqué[2].

Cependant, le Conseil d’État s’est dans plusieurs arrêts[3]montré particulièrement sévère dans l’appréciation de la condition de l’urgence, en exigeant du requérant démis d’office qu’il démontre concrètement, pièces à l’appui le cas échéant, l’atteinte particulièrement grave à ses intérêts résultant de l’exécution immédiate de la sanction attaquée, ce tant sur le plan moral que financier.

Dans un arrêt XXX, n°239.218 du 26 septembre 2017, le Conseil d’État juge ainsi que la gravité du préjudice moral causé par une démission d’office n’est pas établie lorsque le requérant est déjà éloigné de son service à la suite de décisions de suspension provisoire qu’il n’a jamais contestées et ensuite pour des raisons médicales. Quant au préjudice financier allégué, la juridiction administrative rejette également l’urgence, en relevant que le requérant, démis d’office, ne produit aucun extrait de ses comptes bancaires et ne donne aucune indication sur l’état global de son patrimoine mobilier et immobilier, tout en constatant le caractère somptuaire des dépenses afférentes à son « véhicule (prêt et assurance) Mercedes série E ».

Dans un arrêt Wilmotte, n°242.145 du 26 juillet 2018, le Conseil d’État relève qu’en ce qui concerne les inconvénients d’ordre pécuniaire invoqués par le requérant, nila requête ni ses annexes ne permettentde se faire une idée précise et fiable de son état de fortune, en particulier son patrimoine mobilier et immobilier et ses éventuels revenus autres que professionnels, pas plus que des charges incompressibles auxquelles son ménage doit faire face tous les mois. La juridiction administrative constate, en outre, que « le requérant se limite à faire valoir une simple crainte d’un refus d’allocations de chômage par l’ONEm, sans même soutenir qu’il se trouverait actuellement dans une situation difficile telle que […] lui et les membres de son ménage ne puissent continuer à mener une existence conforme à la dignité humaine ». Elle ajoute qu’« à supposer même qu’une décision de refus soit prise par l’ONEm […] ce seul élément ne saurait suffire à apporter la démonstration de l’urgence […] », soulignant que « […] la fille aînée du requérant dispose déjà d’un revenu professionnel et qu’elle fait toujours partie du ménage, circonstance qui doit être prise en compte pour apprécier, fût-ce temporairement dans l’attente de son prochain départ, la situation financière du requérant ». Quant aux « inconvénients liés à l’aggravation du préjudice moral que causerait déjà au requérant sa condamnation pénale », le Conseil d’État juge que « l’opprobre auquel l’expose l’acte attaqué est la conséquence normale d’une sanction de démission d’office, laquelle ne peut suffire à démontrer l’urgence ».

Dans deux arrêts récents, Landenne, n°242.749 et Godin, n°242.750 du 23 octobre 2018, le Conseil d’État constate l’existence de jurisprudences divergentes[4]et tranche définitivement la question en confirmant sa jurisprudence antérieure. Il juge que l’imposition d’une démission d’office justifie, en principe, l’urgence à agir devant lui. Plus précisément, la juridiction administrative considère qu’ « en principe, lorsqu’elle est invoquée à l’appui d’une requête en suspension ordinaire et sauf éléments contraires qu’il appartient à la partie adverse de rapporter, la perte totale de la rémunération d’un agent en raison de sa démission d’office porte atteinte à son standard de vie et est de nature à le placer dans une situation pécuniaire substantiellement difficile si, privé de tout revenu professionnel alors que ses charges financières demeurent, il doit attendre l’issue d’une procédure en annulation qui, au contentieux de la fonction publique et en l’état actuel, varie entre douze et quinze mois compte tenu notamment des délais de procédure légalement imposés », que « […] cette constatation suffit pour conclure que l’exigence légale de l’urgence est rencontrée » et qu’« [i]l n’appartient au Conseil d’État ni de se prononcer sur le caractère raisonnable ou somptuaire des charges financières qu’une partie requérante doit assumer, ni d’exiger qu’elle produise des extraits de compte dans la mesure où les informations relevant des comptes bancaires constituent des données personnelles protégées par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».

L’arrêt Huysseune, n°243.379 du 11 janvier 2019 confirme les arrêts précités en relevant qu’en l’occurrence « le requérant fait valoir qu’il se retrouve du jour au lendemain sans revenus, ce qui risque de compromettre très rapidement sa situation sur le plan matériel » et que « ce constat suffit pour conclure que l’exigence légale de l’urgence est rencontrée »[5].

Il est utile de préciser que les enseignements de ces arrêts n’ont vocation à s’appliquer qu’à l’égard de décisions qui mettent fin à un emploi statutaire et impliquent une perte totale de rémunération[6]. Par ailleurs, il semble qu’en cas de demande de suspension introduite selon la procédure d’extrême urgence, le Conseil d’État se montre plus sévère en exigeant du requérant qu’il démontre que sa situation matérielle est à ce point précaire qu’il ne puisse souffrir d’attendre les quelques quatre à cinq mois nécessaires pour traiter l’affaire en suspension ordinaire[7].

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[1]C.E., n°226.589, 28 février 2014, XXX. Voir également C.E., n°226.888, 26 mars 2014, Jamotte ; C.E., n°226.788, 18 mars 2014, Moyen ; C.E., n°224.791, 24 septembre 2013, Sarot; C.E., n°203.239, 23 avril 2010, Boulanger.

[2]Voir G. WERQUIN, « L’urgence incompatible avec le traitement de l’affaire en annulation », La Tribune Flash – Avocats.be, 28 février 2014, pt. 9, où l’auteur fait valoir qu’ «aux yeux du législateur, il serait, désormais, plus aisé de démontrer l’urgence (…) que d’établir un risque de préjudice grave difficilement réparable ». Il ressort, en effet, des travaux préparatoires à la loi du 20 janvier 2014 portant réforme de la compétence, de la procédure et de l’organisation du Conseil d’État que la possibilité d’une mise en balance des intérêts en présence et été introduite pour « tempérer » la suppression de la condition du préjudice grave difficilement réparable (Parl. St. Sénat, 20121-2013, n°5-2277/1, p. 15).

[3]Voir, par exemple, C.E., n°239.218, 26 septembre 2017, XXX ; C.E., n°239.827, 9 novembre 2017, Haan ; C.E., n°240.417, 15 janvier 2018, Crabbe ;C.E., n°242.145, 26 juillet 2018, Wilmotte, C.E., n°242.555, 9 octobre 2018, Ficarrotta.Contra. : C.E., n°243.982, 7 juin 2016, Declerq ; C.E., n°235.630, 23 août 2016, Durgun ; C.E., n°237.523, 28 février 2017, De Meester.

[4]Cf. nbp. 3.

[5]Voir dans le même sens, C.E., n°243.380, Versluys, et n°243.381, 11 janvier 2019, Simons.

[6]Voir par exemple, C.E., n°243.515, 8 janvier 2019, Grégoire.

[7]C.E., n°244.069, 29 mars 2019, Fraiture.

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