Julie Kestermans
Attaché juriste
Conseil d’État
Les problèmes de santé mentale ou physique peuvent, naturellement, avoir des répercussions sur la façon dont les agents effectuent leurs tâches. Il revient à l’employeur d’estimer si ces conséquences influencent de manière importante sur le travail de l’agent à un point tel qu’il sanctionnera disciplinairement l’agent ou qu’il entamera une procédure liée au constat de son inaptitude physique complète ou partielle.
L’arrêtDjordjevic[1] que nous mettons en exergue, illustre le choix délicat auquel l’autorité se trouve confrontée, ainsi que la difficulté à laquelle elle s’expose de trouver la juste mesure lorsque l’agent n’est plus capable, pour des raisons de santé, de remplir correctement les tâches qui lui sont confiées.
À l’origine de cet arrêt, rappelons que Madame Djordjevic est agent de la Communauté française. En tant qu’expert technique judiciaire, elle est responsable de la tenue de dossier au sein d’une Maison de Justice. Cette dame est victime d’un accident cardio-vasculaire cérébral et souffre de troubles dépressifs majeurs sévères avec troubles cognitifs.
En mai 2016, le directeur général adjoint du service des Maisons de Justice initie une procédure disciplinaire à l’encontre de Madame Djordjevic. La sanction de la démission d’office est envisagée. Il est reproché à l’agent une carence dans la tenue des dossiers. Lors de son audition disciplinaire, Madame Djordjevic dépose un certificat médical attestant de sa dépression et de son incapacité de travail pour trois mois. Plus tard dans la procédure, elle complète son dossier médical par un rapport de la médecine du travail. Une proposition de rétrogradation est alors soumise par le directeur général adjoint au comité de direction. Ce dernier entend à son tour la requérante et formule la proposition définitive de sanction de démission d’office.
L’agent saisit la chambre de recours qui, dans un avis unanime, déclare que la situation de l’agent ne ressortit pas à la procédure disciplinaire. La chambre de recours poursuit en affirmant que l’agent devrait être repositionnée avec son accord au sein d’un service dont la gestion des matières la soumettrait à moins de pressions liées à des exigences de performances. L’autorité disciplinaire ne suit pas l’avis de la chambre de recours et démet d’office Madame Djordjevic.
Lors de son recours au Conseil d’État, l’agent s’interroge sur la proportionnalité de la sanction, eu égard à l’avis de la chambre de recours et à son état de santé.
Le Conseil d’État rappelle qu’il ne lui appartient pas de substituer son appréciation à celle de l’autorité administrative lorsque, confrontée à des dysfonctionnements, elle considère devoir engager une procédure disciplinaire. Cependant, il ressort des règles applicables en matière de motivation formelle et matérielle que l’autorité doit faire reposer sa décision sur des motifs exacts, pertinents et légalement admissibles. Or, en l’espèce, le Conseil d’État constate que l’autorité, prenant connaissance du certificat médical déposé par Madame Djordjevic à propos de ses troubles dépressifs, propose alors une rétrogradation. Le Conseil d’État constate encore que, depuis son retour d’incapacité médicale de trois mois, Madame Djordjevic, rétrogradée de fait, n’exerce plus que des tâches administratives.
La Haute Juridiction administrative en déduit que l’autorité devait motiver les raisons pour lesquelles elle s’est écartée de la proposition de rétrogradation au profit la démission d’office, et ce, malgré le certificat médical. L’autorité tente de justifier son choix en faisant valoir que les problèmes médicaux de Madame Djordjevic ne sont compatibles avec aucune fonction au sein des Maisons de Justice. Ceci est cependant démenti par les fonctions administratives que l’agent exerce depuis son retour d’incapacité.
L’autorité disciplinaire prétend également que le dossier médical n’est pas recevable si l’on tient compte des procédures relatives au constat de déclaration d’inaptitude professionnelle. Or, dès sa première audition disciplinaire, Madame Djordjevic a explicitement sollicité que son certificat médical soit pris en compte. L’autorité ne pouvait donc décréter le certificat médical irrecevable pour apprécier le taux de la sanction. Il est également soulevé par l’autorité que le certificat n’est pas confirmé ou reconnu par la médecine du travail qui reconnaît l’agent apte à la fonction. Cependant, cette circonstance est sans incidence, selon le Conseil d’État, dès lors que les rapports de la médecine du travail concernent le retour d’incapacité de l’agent après ses trois mois d’incapacité et non pas les faits qui lui sont reprochés disciplinairement et donc antérieurs à cette incapacité.
Le Conseil d’État, décide, par conséquent de suspendre la sanction disciplinaire querellée.
Cet arrêt et les circonstances de fait qui l’entourent démontrent à quel point il est délicat pour une administration d’opter pour une procédure ou l’autre lorsqu’il est question de carences dues à des problèmes de santé. Nous le voyons ici, au sein de la même administration, l’appréciation diverge. Une autorité estime, en effet, que les manquements de l’agent relèvent du disciplinaire, alors qu’une autre estime qu’il s’agit d’une question d’incapacité de travail liée à la santé mentale de l’agent.
Le Conseil d’État rappelle que l’autorité est libre de choisir celle des procédures qu’elle estimera la plus adéquate. Cependant, une fois le choix posé, la décision devra être adéquatement motivée. En l’espèce, il est à noter que l’autorité n’a même pas demandé la poursuite de la procédure après l’arrêt de suspension. Par un arrêt n° 242.244 du 4 septembre 2018, la décision a donc été annulée.
Il est permis de se demander si cette affaire connaîtra une suite et dans l’affirmative, laquelle ? L’autorité va-t-elle reprendre une nouvelle décision et persévérer dans la voie disciplinaire ? Va-t-elle tenter de motiver plus adéquatement la sanction de démission d’office, malgré la présence du certificat ? Sans nouveaux faits, cela semble délicat au vu des termes de l’arrêt. La rétrogradation de fait de l’agent prouve, au demeurant et encore une fois, qu’une autre affectation était possible et que le lien de confiance a perduré.
L’autorité pourrait prendre une nouvelle décision disciplinaire, rétrogradant Madame Djordjevic. Elle devra cependant alors établir que ses troubles de santé ne peuvent être une cause d’excuse. La jurisprudence du Conseil d’État est en effet établie en ce sens qu’un agent ne peut pas être sanctionné pour des faits lorsque le comportement reproché est expliqué par des problèmes de santé[2].
[1]C.E., n° 240.558 du 24 janvier 2018, Djordjevic
[2]C.E., n° 232.280 du 22 septembre 2015, Delandre ; C.E., n° 238.479 du 20 octobre 2017, Savona
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